Christian Laborde (*)
[13
avril 2004]
Je n'ai jamais vu Claude Nougaro sans un livre à portée de la main, livre posé sur la table de sa loge, à côté de la bouteille d'eau de Botot, sur la banquette arrière de sa voiture, ou enfermé dans ce vanity-case qu'il trimballait lors des tournées. Les mots trouvaient ainsi leur place entre les tubes et les pots de fond de teint, «le cambouis de l'artiste», disait l'auteur de Locomotive d'or.
Claude lisait Gary, Ada ou l'ardeur de Nabokov et tous les romans
de Jacques Audiberti : Les tombeaux ferment mal, Le Maître de Milan, ou
encore le très luxuriant Abraxas, odyssée d'un peintre transportant
d'Italie en Espagne les cendres d'un saint. Pour Nougaro, le maître, c'était
Audiberti, athlète complet du langage, à la fois poète, romancier et dramaturge.
Un poète dont la découverte émerveilla Gaston Bachelard : «Quand ma langue
s'emparesse, j'ouvre La Pluie sur les boulevards et le monde se remet à
tourner.» Claude rencontre Audiberti à Paris aux Deux- Magots. Audiberti n'a
pas de toit. Claude se propose de l'héberger : il pourra passer la nuit dans la
chambre de sa grand-mère. «Quel bonbon de silence !» s'exclame Audiberti
en franchissant le seuil de cette chambre qu'il occupera... un an. Venu à Paris
rencontrer les poètes, Nougaro héberge l'un des plus grands d'entre eux.
Audiberti dit de lui : «Avec le taureau Nougaro, la poésie débouche dans la
noire arène du disque !»
Cette force poétique fauve ne sera guère saluée comme telle par une
critique prompte à promouvoir les produits frelatés, par une télévision qui, de
préférence, invite sur ses plateaux des artistes calibrés. De cela Claude
souffrait-il ? Il ne souffrait que de ce qu'il savait de lui, de l'homme :
«Tant qu'il y aura des hommes, il y aura des tanks !» répétait-il
volontiers, coiffé d'un chapeau de cow-boy, un verre de Bordeaux à la main.
L'homme est doué pour faire le mal. Cioran le dit et le redit dans des livres
que Claude lisait dans sa loge avant d'entrer en scène. Oui, tant qu'il y aura
des hommes, il y aura des tanks ! De cette «percussion», il fera une chanson qui
figure dans son album posthume, sous le titre Les Chenilles. Car, chez
Nougaro, tout finit par des chansons, c'est-à-dire par de la beauté, de la
légèreté.
La légèreté, oui, celle de Cocteau qu'il appréciait, des anges qu'il
dessinait sur ses cahiers. La légèreté, oui, celle de la pluie qui le faisait
danser. Nougaro, c'est une pluie d'images, un festival de mots swingants. Qui
dit swing dit boxe. La légèreté de Claude est celle, foudroyante, de Marcel
Cerdan, le mec à Piaf. La boxe, oui, la sueur, les poings qui partent, les
jambes qui, sur scène, avancent, fléchies.
Un poète de chair, de sang et de sons qui lisait volontiers «les
poètes de papier» : Kenneth White, dont la maigreur syllabique, le refus de
toute rhétorique attirait «le baroque troubadour à guitare éclectique»
qu'il demeurait, Jean-Pierre Verheggen, dont le Ridiculum vitae le
faisait rire, Serge Pey, dont il appréciait la voix, Ludovic Janvier, dont je
lui tendis, quelques jours avant sa mort, rue Saint-Julien-le-Pauvre, le tout
récent recueil, Des rivières plein la voix. Il l'avait ouvert, regrettant
de ne pouvoir sentir sous ses doigts engourdis par les médicaments le grain du
papier, la peau de la page.
La page est tournée. Je vais relire les mots que Ludovic Janvier consacre
à la Garonne qui, il y a peu, accueillait les cendres de Claude Nougaro.
(*) Ecrivain. Les éditions Fayard viennent de rééditer deux ouvrages que Christian Laborde a consacrés à Claude Nougaro : L'Homme aux semelles de swing et La Voix royale.
|