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Pierre Dommergues' 1967 article on Nabokov
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Magazine littéraire - Nabokov n'appartient à personne
Nabokov n'appartient à personne
Par Pierre Dommergues
In magazine littéraire n° 12
novembre 1967
Nabokov est devenu célèbre en France grâce à un roman qu'on a bien vite qualifié de scandaleux : « Lolita ». En fait, ce « Russe tricolore, américain élevé en Angleterre », a dépassé le niveau du scandale pour devenir un classique international. Le roman qui va paraître en France « Le Don », nous le prouve.
En moins de dix ans, Nabokov est devenu un « classique » international - au même titre que Joyce, Kafka ou Beckett. Dès 1964, L'Arc lui consacre un numéro spécial ; en 1967, trois études paraissent aux Etats-Unis où l'exploitation critique est menée, comme d'habitude, par des universitaires. C'est « Lolita », d'abord publié à Paris par Olympia Press en 1955, puis à New York en 1958, qui déchaîne les passions : roman pornographique, satire de l'Amérique, étude d'un cas clinique, construction symbolique, jeu verbal, étude des doubles, art et artifice ; on a tout trouvé dans cet ouvrage. Toujours est-il que le livre paraît aux Etats-Unis à une époque où l'enfant est roi, c'est lui qui impose un mode de vie à ses parents, c'est vers lui qu'en tournée, la publicité concernant non seulement ses éventuels achats mais ceux de ses parents. L'Amérique a toujours été attirée par les adolescents (Mark Twain, Henry James, Salinger), mais pour la première fois, l'intérêt se porte sur la période pré-pubère : à 12 ans, Lolita n'a plus pour longtemps le privilège d'être nymphette. Par ailleurs, Nabokov cristallise ici des rapports qui existent potentiellement dans l'inconscient (américain et européen) entre une enfant, perverse et naïve, au nom aussi cristallin qu'obsédants - Lo-li-ta - et d'un homme (Humbert Humber) dont l'itinéraire, double comme son nom, permet de déambuler de motels en motels en compagnie de sa proie puis à la recherche de son fantôme.
Nabokov vit aujourd'hui à Montreux, dans un palace. Immense rotonde ouverte sur le lac, salons désuets aux dominantes rouge passé, enfilades de couloirs, kilomètres de corniche à la Marienbad. Dans un appartement à un étage élevé, des pupitres sur lesquels sont disposés dictionnaires et glossaires, et un lutrin où, chaque matin, il écrit, debout, avant et après un petit déjeuner frugal ; à onze heures, il se rase, prend un bain et déjeune en compagnie de sa femme Véra, dont l'efficace collaboration le protège contre les indésirables ; l'après-midi, lorsqu'il fait beau, cet homme de 68 ans part à la chasse aux papillons ; il connaît peu de choses plus délicieuses que de sortir avec son filet de chasse et de monter en télésiège dans un ciel sans nuages, tout en suivant du regard, sous lui, l'ombre de la chaise aérienne.
Nabokov est aussi fier d'avoir donné son nom à un papillon, le « Nabokov's blue », que de l'avoir associé à « Lolita », et il tient à inclure dans ses bibliographies la liste complète de ses articles sur les lépidoptères. Cette passion lui a pourtant valu toutes sortes d'ennuis : dans « Autres rivages », Nabokov raconte ses mésaventures de chasseur de papillons, pires encore en Amérique : « Des fermiers sévères ont attiré mon attention sur des écriteaux portant : No Fishing (Pêche interdite) ; d'autocars me dépassant sur la route ont jailli de frénétiques huées moqueuses ; des chiens somnolents, qui ne prêtaient pas attention au pire vagabond, ont dressé les oreilles et sont venus à moi en grondant ; des marmots m'ont montré du doigt à leurs mamans perplexes ; des personnes en vacances à l'esprit large m'ont demandé si j'attrapais des insectes pour en faire des appâts ; et un matin, dans une lande toute illuminée de hauts yuccas en fleurs près de Santa Fe, une grosse jument noire m'a suivi pendant plus d'un kilomètre. »
Malgré ces incidents, Nabokov choisit l'Amérique de 1940. Il est fasciné par le spectacle de la vie américaine. Les premières années sont difficiles : refaire à quarante ans une carrière, réinventer un monde, opter pour une langue étrangère bien qu'il ait commencé à apprendre à lire l'anglais avant le russe. « Ma tragédie personnelle, explique-t-il dans une postface à « Lolita », est qu'il m'a fallu troquer mon idiome naturel, mon vocabulaire russe si riche, libre de toute contrainte et si merveilleusement docile, contre un mauvais anglais de remplacement dépourvu de tous les accessoires - le miroir surprise, le rideau de fond en velours noir, les traditions et associations tacites - que l'illusionniste de terroir, queue de pie au vent, manipule avec une aisance magique afin de transcender à son gré l'héritage national ». Il publie quelques contes dans des revues, une étude sur Gogol « singulière mais pour le moins respectable », donne des cours de langue russe à Wellesley College, puis de littérature moderne à Cornell Université d'ithaca, petite ville de 30 000 habitants entourée de collines, de bois, de lacs, de papillons - le décor de « Feu pâle ».
En 1945, il opte pour la nationalité américaine ; et aujourd'hui, bien qu'il ait quitté l'Amérique depuis près de dix ans, cet aristocrate d'origine russe se considère comme un patriote américain ; c'est le seul pays où il se sente heureux ; non seulement parmi les intellectuels, les bibliothécaires et les papillons, mais aussi avec tout le monde, même le marchand de journaux au coin de la rue.
Il est vrai que les années précédentes, les années d'exil (1919-1940) avaient été particulièrement pénibles : en 1919, Nabokov quitte la Russie soviétique pour Cambridge où il poursuit des études françaises. Rétrospectivement, ces années lui apparaissent comme le cadre et le support d'une riche nostalgie. « L'histoire de ces années en Angleterre, écrit-il, est en réalité l'histoire de mes efforts pour devenir un écrivain russe. » C'est à cette époque qu'il écrit ses premières nouvelles en russe. L'exil en Allemagne est encore plus pénible ; la nostalgie fait place à une agressivité à l'égard des Allemands dont il garde un sinistre souvenir : « L'image la plus vivante que je trouve en triant dans ma mémoire les étrangers que je connus durant les années entre les deux guerres, c'est celle d'un jeune étudiant d'université allemand, bien élevé, tranquille, portant des lunettes, dont le dada était la peine capitale. » On retrouve dans « Le Don », écrit vers 1930 et paru en feuilleton dans un journal russe de Paris (élagué du chapitre V, la critique de l'œuvre de Tchernychevski, l'une des gloires de la littérature progressiste russe) cette même allergie à Berlin où il ne rencontre jamais les « aimables musiciens d'autrefois qui, dans les romans de Tourgueniev, jouaient leurs rhapsodies jusqu'à une heure avancée, les nuits d'été : ou un collectionneur de papillons du type flâneur et démodé qui épinglait ses captures sur la paille de son chapeau. »
A l'égard de la France, l'attitude est plus nuancée. Il se souvient d'un jardin en fleur à Paris, « d'une calme petite fille d'environ dix ans, au blanc visage sans expression, ayant l'air, dans ses vêtements noirs criant misère et peu appropriés à la saison, de s'être échappée d'un orphelinat (pertinemment, il me fut donné de l'apercevoir à nouveau un peu plus tard, entraînée par deux flottantes nonnes) qui avait adroitement attaché un papillon vivant à un fil et qui promenait le joli insecte, légèrement estropié et battant faiblement des ailes, au bout de cette laisse de lutin (un sous-produit, peut-être, cette laisse, de beaucoup de délicat travail à l'aiguille dans cet orphelinat). » Mais il raille les milieux de Russes blancs qui restent entre eux. « La vie dans ces colonies était si pleine et si intense que les membres de cette intelligentsia russe (mot dont la signification comportait plus d'idéalisme social et moins de cérébralité que l'expression « les intellectuels » dans le sens où on l'emploie ici) n'avaient ni le temps ni n'éprouvaient le besoin de chercher à se lier en dehors de leur propre cercle. Aujourd'hui, dans un monde nouveau que j'aime, où j'ai appris à me sentir chez moi aussi facilement que j'ai cessé de barrer mes sept, les extrovertis et les cosmopolites à qui il m'arrive de parler de ces choses passées croient que je plaisante, ou m'accusent de pose à rebours, quand je soutiens qu'au cours de presque un cinquième du siècle passé en Europe occidentale, je n'ai pas eu, parmi les quelques Allemands et Français que j'ai connus (pour la plupart des logeuses et des gens de lettres) plus de deux bons amis en tout et pour tout . »
Nabokov se dit parfaitement à l'aise en Amérique ; il rêve d'un appartement insonorisé au dernier étage d'un gratte-ciel new-yorkais et d'une maison en Georgie ; mais malgré tout, c'est à la légendaire Russie de son enfance qu'il reste le plus profondément attaché. Il imagine qu'il va retourner à Saint-Pétersbourg, sous un nom d'emprunt, revoir le domaine familial avec son grouillement de domestiques (jusqu'à 50), aller aux champignons (Khodit po Gribi) et retrouver son enfance protégée : un père libéral qui avait défendu la cause Beilis, un grand-père ministre de la Justice, un arrière-grand-père premier président de l'Académie de Médecine. En ville, sa maison était au 47 de la rue Morskaya, « puis venait celle du prince Oginski, n° 45, puis l'Ambassade d'Italie, puis l'Ambassade d'Allemagne, n°41 et puis la vaste place Marie après laquelle les numéros des maisons continuaient à diminuer. » Et que l'on ne croie pas que la répulsion qu'inspire à Nabokov l'Union Soviétique soit due au regret d'avoir perdu sa fortune : « Si, depuis 1917, j'en ai après la dictature soviétique, ça n'a rien à voir avec aucune question de propriété. Mon mépris pour l'émigré qui hait les Rouges parce qu'ils lui ont « volé » son argent et sa terre, est absolu. La nostalgie que j'ai nourrie toutes ces dernières années est le sentiment hypertrophié d'avoir perdu mon enfance, non le chagrin d'avoir perdu des billets de banque. »
En fait, Nabokov ne s'intéresse pas à la politique : tout au plus se considère-t-il comme un libéral au même titre que son père ; il ne s'intéresse pas à la sociologie : l'actuel roman américain lui paraît « documentaire ». Il manque d'art. Nabokov est également hostile à la psychologie appliquée : ses attaques contre Freud sont légendaires, ses sarcasmes à l'égard du « rebouteux viennois » si virulents qu'on finit par se demander ce que cache cette troublante certitude : « J'ai fouillé mes rêves les plus anciens pour trouver des clés et des indications ) et permettez-moi de dire tout de suite que je rejette absolument le monde foncièrement médiéval, mesquin et commun, de Freud, avec sa recherche maniaque de symboles sexuels (recherche analogue à celle d'acrostiches baconiens dans les œuvres de Shakespeare) et ses petits embryons amers espionnant, de leurs recoins naturels, la vie amoureuse de leurs parents. » Le réalisme est sans doute le terme qu'il déteste le plus. Pour lui « le réalisme n'existe pas. Prenez « Madame Bovary ». On croyait que c'était un roman réaliste Mais voyez, ce jeune mari, qui s'endort à côté de cette belle jeune femme et qui n'entend pas l'amant qui jette des cailloux à la fenêtre. Mais qu'est-ce qu'il fait dans ce lit conjugal ? Et Madame Bovary, à 5h du matin (cela semblait très tôt pour Flaubert) qui passe et se faufile le long des murs et personne ne la voit. Mais tout le monde est dehors, tout le monde la verrait.. Et Monsieur Homais, qui ne sait rien, Monsieur Homais qui est, pour ainsi dire, l'écho de tout le village. Mais voyons, ce n'est pas du réalisme, ça. C'est du pur romantisme. » Les combinaisons que l'artiste invente, donnent ou doivent donner au bon lecteur le sentiment, non pas de l'œuvre moyenne, mais d'une nouvelle réalité propre à l'œuvre.
C'est cette nouvelle réalité que Nabokov construit d'œuvre en œuvre, une réalité indépendante du monde extérieur dont elle se nourrit mais qu'elle dépasse par l'imagination. Pas de Lolita dans la vie Nabokov, par contre une petite palpitation qui l'émeut lors d'un séjour à Paris en 1939, par contre une longue et réelle déambulation dans les motels américains, une impossibilité de se fixer en un lieu, un besoin d'habiter une succession d'appartements sans jamais ne posséder aucun. Le matériau est là ; une sensation, une déambulation. Mais à partir de cette réalité sociale ou émotive, Nabokov combine et construit une réalité littéraire qui existe sur plusieurs niveaux de narration et de vérité. Dans « Le Don » par exemple, le niveau de la vie quotidienne de Fédor et ses amours avec Zéna ; celui de l'œuvre critique du héros qui rencontre deux personnages imaginaires ; celui enfin, de la création artistique, du dépassement du réel, de la nature même de l'art. On songe au « Portrait de l'artiste » de James Joyce. Le thème central de l'oeuvre, l'interaction de l'inspiration et la réinvention du monde. A propos de « Lolita », Nabokov écrivait : « Il m'avait fallu 40 ans pour inventer la Russie et l'Europe occidentale, et il me fallait à présent inventer l'Amérique. »
Cette invention implique que l'art est conçu comme une stratégie, une construction, un jeu - non un reflet ou un témoignage. A cet égard, Nabokov souligne la ressemblance entre le problème d'échecs et celui de l'œuvre d'art. L'un et l'autre impliquent des « stratagèmes tels que des embuscades, abandons de garde, clouage, déclouage, etc. » Ce qu'il dit de la composition du problème d'échecs ressemble singulièrement à sa conception du roman.
Cette conception implique également une concentration sur le langage qui devient la fibre même de la réalité artistique : à la limite, Nabokov compose un poème avec la simple juxtaposition des noms des camarades de classe de Lolita. Le plus souvent il joue avec les mots ou plutôt, continuant une tradition anglo-saxonne qui va de Swift à Anthony Burgess en passant par James Joyce, il laisse jouer les mots ; il combine les syllabes : Wordsmith College de « Feu pâle » est un télescopage de Wordsworth et Goldsmith, nous apprend le commentateur. Nabokov inverse les lettres : Eliot devient Toile ; il faut naître des quiproquos : Humbert entend « il suffit d'une bonne nuit pour débaucher une pucelle » au lieu de « il suffit d'une bonne nuit pour déboucher le ciel »… Enfin, Nabokov aime pratiquer le golf verbal : « On prend deux mots et on transforme un mot en un autre en changeant chaque fois une lettre et le jeu consiste à être aussi rapide que possible. Si on veut changer « dame » en « mâle », on peut le faire en deux trous de golf pour ainsi dire : « dame », « rame », « râle », « mâle ». Ce n'est pas si simple que ça. Cette jonglerie verbale, ce passage constant du réel à l'irréel, d'un plan de l'irréalité à un autre donne au lecteur l'impression qu'il est un véritable bricoleur.
Les romans de Nabokov ne sont pourtant pas des constructions abstraites : Nabokov a un sens étonnant des perceptions visuelles : « Le voyageur âgé assis au coin fenêtre gauche à côté d'une place vide et en face de deux sièges inoccupés de ce wagon à la marche inexorable, n'était autre que le professeur Timofey Pnine. Idéalement chauve, bronzé par le soleil et rasé de près, il commençait de façon plutôt impressionnante par ce vaste dôme brun, ces grosses lunettes à monture d'écaille (masquant l'infantilisme de son absence de sourcils), cette lèvre supérieure simiesque, ce cou massif et de torse d'athlète à l'étroit sous la veste de tweed, mais pour se terminer de façon tant soit peu décevante par une paire de jambes maigres (à présent recouvertes de flanelle grise et croisées) chaussées par des pieds d'un aspect fragile et quasi féminin. » Même précision pour les notations de bruit et de couleur. Dans « Autres rivages », Nabokov parle d'audition colorée : « Audition n'est peut-être pas tout à fait le terme exact, puisque la sensation de couleur paraît être déterminée chez moi, par l'acte même de former avec la bouche une lettre donnée tout en m'en représentant le tracé écrit. Le « A » de l'alphabet anglais (sauf indication contraire, c'est à cet alphabet que je pense en écrivant ce qui suit) a pour moi la nuage du bois sec, mais un A français évoque l'ébène poli. »
Rien d'abstrait non plus dans le rire, souvent amer, que provoquent ses romans. Nabokov se défend d'être un satiriste : pourtant les excès de la « new criticism » tels qu'il les montre chez le professeur Kinbote qui cherche le sens secret de chaque mot du poème, le portrait qu'il offre dans Pnine d'un vieux professeur émigré qui ne réussit pas à s'adapter dans l'agitation d'ailleurs sympathique, d'un campus d'université - tout cela est d'un comique irrésistible : le vieux professeur fasciné par les machines à laver ne peut s'empêcher d'y insérer tout ce qui lui tombe sous la main - y compris une vieille paire de souliers de toile à semelles de caoutchouc, tachés d'argile et d'herbe, et il regarde la machine se mettre en marche avec un affreux bruit arythmique, pareil à une armée sur un pont… Le rire n'est retenu que par la remarque, pleine de tendresse, de sa logeuse qui s'écrie avec une tristesse résignée : « Encore Timofey », mais déjà on l'a pardonné.
Chacun veut aujourd'hui s'approprier Nabokov : les Français sont séduits par sa volonté de dépasser le réalisme, l'organisation du langage, le sens du roman comme itinéraire ; les Anglais voient en lui un critique du conformisme social (lors de la parution de « Lolita », les caméras de la télévision et les reporters londoniens assaillirent le domicile de Nabokov dans l'espoir d'assister à son arrestation pour atteinte à la pudeur
nationale ) ; quant aux Américains, ils le considèrent comme celui qui a ouvert la voie à une forme nouvelle, celle de la comédie, non seulement comme coloration de l'oeuvre, ni comme mode de vie mais comme forme, comme style. En fait Nabokov n'appartient à personne : « Je suis un Russe tricolore, un Américain qui fut élevé en Angleterre, un Saint-Pétersbourgeois qui a un grasseyement parisien en russe, mais n'en a pas en français, où je roule plutôt mes r à la façon russe. »
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Nabokov n'appartient à personne
Par Pierre Dommergues
In magazine littéraire n° 12
novembre 1967
Nabokov est devenu célèbre en France grâce à un roman qu'on a bien vite qualifié de scandaleux : « Lolita ». En fait, ce « Russe tricolore, américain élevé en Angleterre », a dépassé le niveau du scandale pour devenir un classique international. Le roman qui va paraître en France « Le Don », nous le prouve.
En moins de dix ans, Nabokov est devenu un « classique » international - au même titre que Joyce, Kafka ou Beckett. Dès 1964, L'Arc lui consacre un numéro spécial ; en 1967, trois études paraissent aux Etats-Unis où l'exploitation critique est menée, comme d'habitude, par des universitaires. C'est « Lolita », d'abord publié à Paris par Olympia Press en 1955, puis à New York en 1958, qui déchaîne les passions : roman pornographique, satire de l'Amérique, étude d'un cas clinique, construction symbolique, jeu verbal, étude des doubles, art et artifice ; on a tout trouvé dans cet ouvrage. Toujours est-il que le livre paraît aux Etats-Unis à une époque où l'enfant est roi, c'est lui qui impose un mode de vie à ses parents, c'est vers lui qu'en tournée, la publicité concernant non seulement ses éventuels achats mais ceux de ses parents. L'Amérique a toujours été attirée par les adolescents (Mark Twain, Henry James, Salinger), mais pour la première fois, l'intérêt se porte sur la période pré-pubère : à 12 ans, Lolita n'a plus pour longtemps le privilège d'être nymphette. Par ailleurs, Nabokov cristallise ici des rapports qui existent potentiellement dans l'inconscient (américain et européen) entre une enfant, perverse et naïve, au nom aussi cristallin qu'obsédants - Lo-li-ta - et d'un homme (Humbert Humber) dont l'itinéraire, double comme son nom, permet de déambuler de motels en motels en compagnie de sa proie puis à la recherche de son fantôme.
Nabokov vit aujourd'hui à Montreux, dans un palace. Immense rotonde ouverte sur le lac, salons désuets aux dominantes rouge passé, enfilades de couloirs, kilomètres de corniche à la Marienbad. Dans un appartement à un étage élevé, des pupitres sur lesquels sont disposés dictionnaires et glossaires, et un lutrin où, chaque matin, il écrit, debout, avant et après un petit déjeuner frugal ; à onze heures, il se rase, prend un bain et déjeune en compagnie de sa femme Véra, dont l'efficace collaboration le protège contre les indésirables ; l'après-midi, lorsqu'il fait beau, cet homme de 68 ans part à la chasse aux papillons ; il connaît peu de choses plus délicieuses que de sortir avec son filet de chasse et de monter en télésiège dans un ciel sans nuages, tout en suivant du regard, sous lui, l'ombre de la chaise aérienne.
Nabokov est aussi fier d'avoir donné son nom à un papillon, le « Nabokov's blue », que de l'avoir associé à « Lolita », et il tient à inclure dans ses bibliographies la liste complète de ses articles sur les lépidoptères. Cette passion lui a pourtant valu toutes sortes d'ennuis : dans « Autres rivages », Nabokov raconte ses mésaventures de chasseur de papillons, pires encore en Amérique : « Des fermiers sévères ont attiré mon attention sur des écriteaux portant : No Fishing (Pêche interdite) ; d'autocars me dépassant sur la route ont jailli de frénétiques huées moqueuses ; des chiens somnolents, qui ne prêtaient pas attention au pire vagabond, ont dressé les oreilles et sont venus à moi en grondant ; des marmots m'ont montré du doigt à leurs mamans perplexes ; des personnes en vacances à l'esprit large m'ont demandé si j'attrapais des insectes pour en faire des appâts ; et un matin, dans une lande toute illuminée de hauts yuccas en fleurs près de Santa Fe, une grosse jument noire m'a suivi pendant plus d'un kilomètre. »
Malgré ces incidents, Nabokov choisit l'Amérique de 1940. Il est fasciné par le spectacle de la vie américaine. Les premières années sont difficiles : refaire à quarante ans une carrière, réinventer un monde, opter pour une langue étrangère bien qu'il ait commencé à apprendre à lire l'anglais avant le russe. « Ma tragédie personnelle, explique-t-il dans une postface à « Lolita », est qu'il m'a fallu troquer mon idiome naturel, mon vocabulaire russe si riche, libre de toute contrainte et si merveilleusement docile, contre un mauvais anglais de remplacement dépourvu de tous les accessoires - le miroir surprise, le rideau de fond en velours noir, les traditions et associations tacites - que l'illusionniste de terroir, queue de pie au vent, manipule avec une aisance magique afin de transcender à son gré l'héritage national ». Il publie quelques contes dans des revues, une étude sur Gogol « singulière mais pour le moins respectable », donne des cours de langue russe à Wellesley College, puis de littérature moderne à Cornell Université d'ithaca, petite ville de 30 000 habitants entourée de collines, de bois, de lacs, de papillons - le décor de « Feu pâle ».
En 1945, il opte pour la nationalité américaine ; et aujourd'hui, bien qu'il ait quitté l'Amérique depuis près de dix ans, cet aristocrate d'origine russe se considère comme un patriote américain ; c'est le seul pays où il se sente heureux ; non seulement parmi les intellectuels, les bibliothécaires et les papillons, mais aussi avec tout le monde, même le marchand de journaux au coin de la rue.
Il est vrai que les années précédentes, les années d'exil (1919-1940) avaient été particulièrement pénibles : en 1919, Nabokov quitte la Russie soviétique pour Cambridge où il poursuit des études françaises. Rétrospectivement, ces années lui apparaissent comme le cadre et le support d'une riche nostalgie. « L'histoire de ces années en Angleterre, écrit-il, est en réalité l'histoire de mes efforts pour devenir un écrivain russe. » C'est à cette époque qu'il écrit ses premières nouvelles en russe. L'exil en Allemagne est encore plus pénible ; la nostalgie fait place à une agressivité à l'égard des Allemands dont il garde un sinistre souvenir : « L'image la plus vivante que je trouve en triant dans ma mémoire les étrangers que je connus durant les années entre les deux guerres, c'est celle d'un jeune étudiant d'université allemand, bien élevé, tranquille, portant des lunettes, dont le dada était la peine capitale. » On retrouve dans « Le Don », écrit vers 1930 et paru en feuilleton dans un journal russe de Paris (élagué du chapitre V, la critique de l'œuvre de Tchernychevski, l'une des gloires de la littérature progressiste russe) cette même allergie à Berlin où il ne rencontre jamais les « aimables musiciens d'autrefois qui, dans les romans de Tourgueniev, jouaient leurs rhapsodies jusqu'à une heure avancée, les nuits d'été : ou un collectionneur de papillons du type flâneur et démodé qui épinglait ses captures sur la paille de son chapeau. »
A l'égard de la France, l'attitude est plus nuancée. Il se souvient d'un jardin en fleur à Paris, « d'une calme petite fille d'environ dix ans, au blanc visage sans expression, ayant l'air, dans ses vêtements noirs criant misère et peu appropriés à la saison, de s'être échappée d'un orphelinat (pertinemment, il me fut donné de l'apercevoir à nouveau un peu plus tard, entraînée par deux flottantes nonnes) qui avait adroitement attaché un papillon vivant à un fil et qui promenait le joli insecte, légèrement estropié et battant faiblement des ailes, au bout de cette laisse de lutin (un sous-produit, peut-être, cette laisse, de beaucoup de délicat travail à l'aiguille dans cet orphelinat). » Mais il raille les milieux de Russes blancs qui restent entre eux. « La vie dans ces colonies était si pleine et si intense que les membres de cette intelligentsia russe (mot dont la signification comportait plus d'idéalisme social et moins de cérébralité que l'expression « les intellectuels » dans le sens où on l'emploie ici) n'avaient ni le temps ni n'éprouvaient le besoin de chercher à se lier en dehors de leur propre cercle. Aujourd'hui, dans un monde nouveau que j'aime, où j'ai appris à me sentir chez moi aussi facilement que j'ai cessé de barrer mes sept, les extrovertis et les cosmopolites à qui il m'arrive de parler de ces choses passées croient que je plaisante, ou m'accusent de pose à rebours, quand je soutiens qu'au cours de presque un cinquième du siècle passé en Europe occidentale, je n'ai pas eu, parmi les quelques Allemands et Français que j'ai connus (pour la plupart des logeuses et des gens de lettres) plus de deux bons amis en tout et pour tout . »
Nabokov se dit parfaitement à l'aise en Amérique ; il rêve d'un appartement insonorisé au dernier étage d'un gratte-ciel new-yorkais et d'une maison en Georgie ; mais malgré tout, c'est à la légendaire Russie de son enfance qu'il reste le plus profondément attaché. Il imagine qu'il va retourner à Saint-Pétersbourg, sous un nom d'emprunt, revoir le domaine familial avec son grouillement de domestiques (jusqu'à 50), aller aux champignons (Khodit po Gribi) et retrouver son enfance protégée : un père libéral qui avait défendu la cause Beilis, un grand-père ministre de la Justice, un arrière-grand-père premier président de l'Académie de Médecine. En ville, sa maison était au 47 de la rue Morskaya, « puis venait celle du prince Oginski, n° 45, puis l'Ambassade d'Italie, puis l'Ambassade d'Allemagne, n°41 et puis la vaste place Marie après laquelle les numéros des maisons continuaient à diminuer. » Et que l'on ne croie pas que la répulsion qu'inspire à Nabokov l'Union Soviétique soit due au regret d'avoir perdu sa fortune : « Si, depuis 1917, j'en ai après la dictature soviétique, ça n'a rien à voir avec aucune question de propriété. Mon mépris pour l'émigré qui hait les Rouges parce qu'ils lui ont « volé » son argent et sa terre, est absolu. La nostalgie que j'ai nourrie toutes ces dernières années est le sentiment hypertrophié d'avoir perdu mon enfance, non le chagrin d'avoir perdu des billets de banque. »
En fait, Nabokov ne s'intéresse pas à la politique : tout au plus se considère-t-il comme un libéral au même titre que son père ; il ne s'intéresse pas à la sociologie : l'actuel roman américain lui paraît « documentaire ». Il manque d'art. Nabokov est également hostile à la psychologie appliquée : ses attaques contre Freud sont légendaires, ses sarcasmes à l'égard du « rebouteux viennois » si virulents qu'on finit par se demander ce que cache cette troublante certitude : « J'ai fouillé mes rêves les plus anciens pour trouver des clés et des indications ) et permettez-moi de dire tout de suite que je rejette absolument le monde foncièrement médiéval, mesquin et commun, de Freud, avec sa recherche maniaque de symboles sexuels (recherche analogue à celle d'acrostiches baconiens dans les œuvres de Shakespeare) et ses petits embryons amers espionnant, de leurs recoins naturels, la vie amoureuse de leurs parents. » Le réalisme est sans doute le terme qu'il déteste le plus. Pour lui « le réalisme n'existe pas. Prenez « Madame Bovary ». On croyait que c'était un roman réaliste Mais voyez, ce jeune mari, qui s'endort à côté de cette belle jeune femme et qui n'entend pas l'amant qui jette des cailloux à la fenêtre. Mais qu'est-ce qu'il fait dans ce lit conjugal ? Et Madame Bovary, à 5h du matin (cela semblait très tôt pour Flaubert) qui passe et se faufile le long des murs et personne ne la voit. Mais tout le monde est dehors, tout le monde la verrait.. Et Monsieur Homais, qui ne sait rien, Monsieur Homais qui est, pour ainsi dire, l'écho de tout le village. Mais voyons, ce n'est pas du réalisme, ça. C'est du pur romantisme. » Les combinaisons que l'artiste invente, donnent ou doivent donner au bon lecteur le sentiment, non pas de l'œuvre moyenne, mais d'une nouvelle réalité propre à l'œuvre.
C'est cette nouvelle réalité que Nabokov construit d'œuvre en œuvre, une réalité indépendante du monde extérieur dont elle se nourrit mais qu'elle dépasse par l'imagination. Pas de Lolita dans la vie Nabokov, par contre une petite palpitation qui l'émeut lors d'un séjour à Paris en 1939, par contre une longue et réelle déambulation dans les motels américains, une impossibilité de se fixer en un lieu, un besoin d'habiter une succession d'appartements sans jamais ne posséder aucun. Le matériau est là ; une sensation, une déambulation. Mais à partir de cette réalité sociale ou émotive, Nabokov combine et construit une réalité littéraire qui existe sur plusieurs niveaux de narration et de vérité. Dans « Le Don » par exemple, le niveau de la vie quotidienne de Fédor et ses amours avec Zéna ; celui de l'œuvre critique du héros qui rencontre deux personnages imaginaires ; celui enfin, de la création artistique, du dépassement du réel, de la nature même de l'art. On songe au « Portrait de l'artiste » de James Joyce. Le thème central de l'oeuvre, l'interaction de l'inspiration et la réinvention du monde. A propos de « Lolita », Nabokov écrivait : « Il m'avait fallu 40 ans pour inventer la Russie et l'Europe occidentale, et il me fallait à présent inventer l'Amérique. »
Cette invention implique que l'art est conçu comme une stratégie, une construction, un jeu - non un reflet ou un témoignage. A cet égard, Nabokov souligne la ressemblance entre le problème d'échecs et celui de l'œuvre d'art. L'un et l'autre impliquent des « stratagèmes tels que des embuscades, abandons de garde, clouage, déclouage, etc. » Ce qu'il dit de la composition du problème d'échecs ressemble singulièrement à sa conception du roman.
Cette conception implique également une concentration sur le langage qui devient la fibre même de la réalité artistique : à la limite, Nabokov compose un poème avec la simple juxtaposition des noms des camarades de classe de Lolita. Le plus souvent il joue avec les mots ou plutôt, continuant une tradition anglo-saxonne qui va de Swift à Anthony Burgess en passant par James Joyce, il laisse jouer les mots ; il combine les syllabes : Wordsmith College de « Feu pâle » est un télescopage de Wordsworth et Goldsmith, nous apprend le commentateur. Nabokov inverse les lettres : Eliot devient Toile ; il faut naître des quiproquos : Humbert entend « il suffit d'une bonne nuit pour débaucher une pucelle » au lieu de « il suffit d'une bonne nuit pour déboucher le ciel »… Enfin, Nabokov aime pratiquer le golf verbal : « On prend deux mots et on transforme un mot en un autre en changeant chaque fois une lettre et le jeu consiste à être aussi rapide que possible. Si on veut changer « dame » en « mâle », on peut le faire en deux trous de golf pour ainsi dire : « dame », « rame », « râle », « mâle ». Ce n'est pas si simple que ça. Cette jonglerie verbale, ce passage constant du réel à l'irréel, d'un plan de l'irréalité à un autre donne au lecteur l'impression qu'il est un véritable bricoleur.
Les romans de Nabokov ne sont pourtant pas des constructions abstraites : Nabokov a un sens étonnant des perceptions visuelles : « Le voyageur âgé assis au coin fenêtre gauche à côté d'une place vide et en face de deux sièges inoccupés de ce wagon à la marche inexorable, n'était autre que le professeur Timofey Pnine. Idéalement chauve, bronzé par le soleil et rasé de près, il commençait de façon plutôt impressionnante par ce vaste dôme brun, ces grosses lunettes à monture d'écaille (masquant l'infantilisme de son absence de sourcils), cette lèvre supérieure simiesque, ce cou massif et de torse d'athlète à l'étroit sous la veste de tweed, mais pour se terminer de façon tant soit peu décevante par une paire de jambes maigres (à présent recouvertes de flanelle grise et croisées) chaussées par des pieds d'un aspect fragile et quasi féminin. » Même précision pour les notations de bruit et de couleur. Dans « Autres rivages », Nabokov parle d'audition colorée : « Audition n'est peut-être pas tout à fait le terme exact, puisque la sensation de couleur paraît être déterminée chez moi, par l'acte même de former avec la bouche une lettre donnée tout en m'en représentant le tracé écrit. Le « A » de l'alphabet anglais (sauf indication contraire, c'est à cet alphabet que je pense en écrivant ce qui suit) a pour moi la nuage du bois sec, mais un A français évoque l'ébène poli. »
Rien d'abstrait non plus dans le rire, souvent amer, que provoquent ses romans. Nabokov se défend d'être un satiriste : pourtant les excès de la « new criticism » tels qu'il les montre chez le professeur Kinbote qui cherche le sens secret de chaque mot du poème, le portrait qu'il offre dans Pnine d'un vieux professeur émigré qui ne réussit pas à s'adapter dans l'agitation d'ailleurs sympathique, d'un campus d'université - tout cela est d'un comique irrésistible : le vieux professeur fasciné par les machines à laver ne peut s'empêcher d'y insérer tout ce qui lui tombe sous la main - y compris une vieille paire de souliers de toile à semelles de caoutchouc, tachés d'argile et d'herbe, et il regarde la machine se mettre en marche avec un affreux bruit arythmique, pareil à une armée sur un pont… Le rire n'est retenu que par la remarque, pleine de tendresse, de sa logeuse qui s'écrie avec une tristesse résignée : « Encore Timofey », mais déjà on l'a pardonné.
Chacun veut aujourd'hui s'approprier Nabokov : les Français sont séduits par sa volonté de dépasser le réalisme, l'organisation du langage, le sens du roman comme itinéraire ; les Anglais voient en lui un critique du conformisme social (lors de la parution de « Lolita », les caméras de la télévision et les reporters londoniens assaillirent le domicile de Nabokov dans l'espoir d'assister à son arrestation pour atteinte à la pudeur
nationale ) ; quant aux Américains, ils le considèrent comme celui qui a ouvert la voie à une forme nouvelle, celle de la comédie, non seulement comme coloration de l'oeuvre, ni comme mode de vie mais comme forme, comme style. En fait Nabokov n'appartient à personne : « Je suis un Russe tricolore, un Américain qui fut élevé en Angleterre, un Saint-Pétersbourgeois qui a un grasseyement parisien en russe, mais n'en a pas en français, où je roule plutôt mes r à la façon russe. »
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